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Partie 2
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La source
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La chaleur était suffocante en ce milieu d’après-midi, et des perles de sueur ruisselaient dans le cou de Franck. La voyante qui lui ouvrit la porte était miraculeusement fraîche comme le jour. Elle donnait apparemment ses consultations (« Comment on appelle ça d’ailleurs ? Un séance de visions, ou de flashs ? » se demanda-t-il avec ironie), elle les donnait donc dans son appartement, qui n’était bien évidemment pas au rez de chaussée… « J’ai compris, même après avoir monté deux étages, elle n’a pas l’air d’avoir le moins du monde chaud. C’est une créature des glaces la médium que j’ai trouvé » pensa-t-il en affichant un léger sourire.
Elle l’emmena dans une petite pièce sombre, qui semblait être le salon de la médium en temps ordinaires. En fait, l’atmosphère était bien étudiée pour mettre les clients dans l’ambiance onirique de la voyance : un tas de bibelots, d’origine asiatique apparemment, étaient disséminés dans cette étrange pièce emplie de cette odeur, légère, mais très prenante (certainement de l’encens).
Il sourit en se parlant à lui-même : « Il ne manque plus que la musique New-Age. Je suis un peu déçu, le décorum aurait été parfait ». La femme alla dans une petit recoin de la pièce. Franck aperçu un court instant ce qu’elle faisait : elle avait mis en marche un discret lecteur CD, diffusant… « de la musique New-Age, merci pour les clichés ! Voilà, c’est bon je suis dans l’ambiance ». Les stores étaient baissés, mais Franck put apercevoir les quelques passants dans la rue en contrebas. « Pitié qu’est-ce que je fais là… Venez m’aider je vous en prie… »
Trois bougies allumées reposaient sur une table carrée au centre de la pièce, aux côtés de laquelle la femme et lui s’installèrent. La médium parla aussitôt qu’elle s’assit :
– Alors, eh bien, commençons Monsieur Roid. Je ne sais pas encore trop ce que vous désirez de moi. Et je vous avoue franchement que je n’ai pas trop l’habitude de ce genre de consultation.
Elle devait avoir la quarantaine, le visage mince, encore très enfantin, et des yeux clairs, perçants. Elle semblait gênée par cette situation, il s’en apercevait bien. « Mais je dois absolument la mettre en confiance, sinon tout sera fichu » pensa-t-il immédiatement.
– Je fais une étude sur les phénomènes encore inexpliqués, comme je vous l’ai dit au téléphone. Je sais que vous avez un don, un pouvoir extrasensoriel ou en tout cas quelque chose d’encore incompréhensible, dit-il avec un petit sourire qu’il voulait apaisant. Ce que je voudrais, c’est légitimer scientifiquement votre don aux yeux de tous.
La femme ne sembla pas vraiment se détendre, mais elle releva les yeux et interrogea Franck du regard :
– Bon, dans ce cas j’attends vos questions, dit-elle en lui rendant timidement son sourire.
« C’est maintenant ou jamais, je dois jouer le jeu jusqu’au bout. »
Il essaya de laisser son visage impassible, et de garder son sérieux du mieux que possible :
– Comment faites-vous pour voir l’avenir des gens ?
Elle ne répondit pas immédiatement. Cinq petites secondes, qui paraissaient pourtant éternelles et même oppressantes dans cette pièce sombre. Peut-être avait-il été un peu trop direct…
Puis, contre toute attente, le visage de la femme se détendit : ses yeux clairs se firent plus doux et apporta même de la gaieté dans ce petit moment de solitude.
– J’utilise, depuis que je suis très jeune, le Yi Jing chinois (Yi Jing qu’elle prononçait I Ting), dit-elle enfin. Vous savez, cela ressemble à des bâtons qui se disposent au hasard sur la table. Des signes se forment et je dois les interpréter, voir dans quel sens vont les courants de la vie, à cet instant même. Oui c’est ça, reprit-elle en semblant satisfaite de sa métaphore, en fait je photographie les courants de la vie.
– Mais ces signes, vous les interprétez comment ?
Il fit une très courte pause comme pour réfléchir, puis reprit :
– Ce que j’aimerais vous demander, c’est s’il s’agit d’un apprentissage, ou d’un véritable don ?
Il s’aperçut qu’il allait sûrement trop loin dans ses questions ou en tout cas, il perdait trop vite patience et cela se sentait. Elle semblait se refermer. Son regard devenait moins doux, moins, disons… rêveur. La magie qui avait commencé seulement une phrase plus tôt semblait disparaître.
Il reprit aussitôt sous l’air de la confidence :
– Pardonnez-moi si je suis un peu brusque, dit-il avec le plus de sincérité possible. Vous m’accueillez, et en plus vous acceptez de me répondre en m’accordant de votre temps. Mais en réalité, j’aimerais que vous en disiez plus sur moi. J’ai vécu un évènement très dur étant jeune, et au fond de moi j’espère trouver des réponses auprès de vous. Vous comprenez ?
« Respire Franck, et vois si cette belle pirouette t’avancera. Parce que maintenant ça passe ou ça casse, et tu peux aussi mettre toutes tes questions (que tu as prévu si consciencieusement) directement à la poubelle… »
La pirouette passa, et même un peu trop bien…
La médium était alors dans son élément. Son visage se détendit et un sourire, léger mais à présent toujours perceptible et sincère (un sourire sincère est bien symétrique, et se voit au niveau des yeux), éclairait son visage légèrement enfantin. Elle parlait dès lors d’une voix claire et assurée :
– Vous avez perdu quelqu’un que vous aimiez beaucoup, n’est-ce-pas ?
Franck fut un peu pris au dépourvu, mais ce qu’elle disait était évident après tout, puisqu’il avait dit que c’était un événement très dur…
– Oui, c’est vrai, répondit-il après quelques secondes.
– Et vous estimez avoir subi une injustice, que vous devez réparer à moins de ressentir cette anxiété dans l’estomac toute votre vie. Ce sentiment qui ne vous quitte pas et qui vous force à chercher, toujours chercher, mais vous ne savez pas encore quoi.
– Euh, oui c’est aussi vrai en un sens, répondit-il encore étonné par la tournure des évènements.
– Vous savez, cela fait des années que je fais des prédictions pour toutes sortes de gens. Et j’ai appris à ressentir ce qu’il y avait en chacun d’eux. Voilà ce que je ressens en ce moment même : vous vous sentez seul, vous êtes en colère et vous en voulez à beaucoup de monde, surtout votre mère…
Alors là, sur le coup, il ne savait plus trop quoi penser. Comment savait-elle pour sa mère, pour sa colère envers ce qu’elle avait fait ? « Impossible qu’elle soit au courant. C’est tout bonnement impossible… »
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Journaliste : Lorsque j’interviewe certaines personnes sur la période de leurs études, elles me parle presque systématiquement d’un professeur qui les a influencé dans leur carrière. Est-ce aussi votre cas ?
Franck Roid : Je vais vous répondre tout de suite, c’est oui. Mon professeur de physique en première année. Il expliquait avec une pédagogie remarquable, et son dada était l’étude scientifique du « paranormal ». Il a su stimuler notre curiosité, et notre capacité à analyser le monde par nous-même.
Journaliste : L’étude scientifique du paranormal ?
Franck Roid (en riant) : Oui ! Ou l’usage de la raison pour pouvoir démêler le vrai du faux, dans un monde submergé par l’émotionnel. Il nous donnait même des cours figurez-vous : il appelait ça la « zététique ».
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Cela ne faisait pas vingt-quatre heures que Franck avait rendu visite à la voyante. Il se leva le lendemain matin avec cette impression étrange et dérangeante d’avoir fait un rêve éveillé. Mais il se souvenait encore de tout dans les moindres détails (« En fait, comme si c’était hier » se dit-il ironiquement) :
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La médium avait poursuivi pendant vingt bonnes minutes ce petit tour de prestidigitation, toujours sous le regard sceptique, mais très déconcerté, de Franck. Car elle ne s’arrêta pas aux généralités concernant son enfance, ses peurs et ses désirs enfouis. Elle donna des détails précis sur ses centres d’intérêts, comme le piano par exemple. « Comment sait-elle pour le piano, je n’ai pas les doigts longs et fins du pianiste pourtant » se demanda-t-il en regardant discrètement ses mains, tout en pensant à ses vieilles lectures de Sherlock Holmes. « Normalement, il n’y a que ce vieux Sherlock qui sait faire ce genre de tour de passe-passe. Encore deux minutes et elle me dit que je suis un médecin de campagne à la retraite ayant fait la guerre, et qui a des dettes de jeu depuis 4 ans (mais là au moins elle se tromperait). »
Puis, elle se leva et sortit d’un petit meuble derrière elle un lot de baguettes, ou en tout cas ce qui ressemblait à des baguettes. Elle se rassit avec cérémonie, puis entreprit de les manipuler d’une façon assez étrange sur la table (ou plus précisément, les laissa s’orienter toutes seules en les manipulant au minimum).
« Voilà, nous y sommes, une partie de Mikado à deux pour finir dans la joie et la bonne humeur » pensa-t-il. Un léger tintement, comme un son de clochette, le fit regarder sur sa gauche : il s’agissait de cette sorte de guirlande qui s’accroche au plafond et qui pend sur une trentaine de centimètres, celui-ci ayant pour motif le Yin et le Yang de toute évidence. « Le signe du Tao je crois… Elle a du bouger lorsque la femme est allée devant le meuble… »
– Hum, oui, dit-elle avec beaucoup de concentration, cette configuration est plutôt rare. Vous aurez un avenir brillant. Humm, c’est ça, mouvementé, mais brillant. Les défis se succèderont et vous les surmonterez tous, l’un après l’autre. Votre but sera d’accomplir quelque chose de grand. C’est sûr, les signes ne trompent pas, vous utiliserez votre esprit pour accomplir quelque chose de grand.
Elle s’arrêta quelques instants puis reprit :
– Mais attention, n’oubliez jamais cela, vous devez vous méfier de la foudre. Ce signe là, c’est la foudre et sa position n’est pas normale. Je ne veux pas vous inquiéter mais. . . soyez sur vos gardes.
Le silence qui suivit fut gênant, surtout pour lui. Elle, semblait être sortie de sa transe mystique et ses révélations en série se turent aussi vite qu’elles étaient venues. Lui, était partagé entre une gamme très étendue de sentiments contradictoires, et dans cette cacophonie intérieure, il préféra se taire.
Elle brisa ce silence :
– J’espère que votre « étude » sera utile face à ce que je vous ai dit. Et désolée si j’ai été un peu brusque sur les détails de mes visions, mais ce sont les signes et ils ne trompent pas. Jamais. Je me dois d’être honnête avec vous, c’est l’Univers qui le veut ainsi. Et bien sûr, vous ne me devez rien, comme convenu avant votre visite. Mais… c’est vrai, je pensais que se serait moins habituel, comme enquête scientifique. En fait, ajouta-t-elle avec un petit rire charmant, j’ai fait comme dans mes habitudes…
– Ce n’est rien, je pourrai analyser tout cela à tête reposée plus tard.
– Vous savez, tout analyser ne pourra pas toujours vous aider, certains mystères nous dépassent.
« Peut-être pas » pensa-t-il en soutenant son regard. Mais il était encore confus, et il avait besoin de sortir de ce lieu, de cette ambiance, de ce délire pourtant bel et bien réel.
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Ils se quittèrent alors après s’être échangé les banalités d’usage et quelques formules de politesses.
Franck était sur le pas de la porte de la médium, dehors. La rue était bondée de gens pressés de rentrer chez eux après le travail, et ce monde, ce bruit, cette agitation frénétique et ordinaire le faisait peu à peu reprendre pied dans la réalité. Petit à petit. Il regarda le soleil encore haut dans le ciel, cachant une partie des yeux avec sa main droite, voulant voir au plus loin, et s’entendit dire tout haut comme s’il s’adressait à une quelconque créature du ciel : « Je n’y comprends plus rien, le monde n’a pas de sens, c’est ça ? »
Les figures sont si parfaites, si élégantes. Les figures ont un sens elles… « On va créer quelques connexions, et rendre tout cela bien plus élégant » pensa-t-il avec un grand sourire, le regard toujours tourné vers le soleil.
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Journaliste : Vous semblez toujours très pensif.
Franck Roid (avec un grand sourire) : Ce n’est qu’une impression, en fait je ne pense jamais… Non, c’est en réalité un peu vrai, tout est dans ma tête et tout tourne à cent à l’heure, toujours… C’est devenu une habitude pour moi, mais j’ai remarqué que ça pouvait se révéler gênant.
Journaliste : Gênant ? Pourquoi cela ?
Franck Roid : Pour mon entourage : je leur parle de mes idées à 23h30 du soir, et ça passe généralement assez mal. Mais le pire est pour moi : je pousse des idées parfois trop loin. Heureusement, de temps en temps, cela donne des choses nouvelles et plutôt intéressantes…
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Notes consultation « Médium numéro trois » :
– Je vois qu’une amie qui vous était très proche vous a fait souffrir.
Notes consultation « Médium numéro cinq » :
– Je sens que vous vous montrez parfois méfiant ou mal à l’aise, surtout en présence de gens que vous ne connaissez pas bien. Mais malgré cela, vous êtes la plupart du temps ouvert aux autres et apprécié comme tel.
Notes consultation « Médium numéro onze » :
– Vous voyez ce que ces cartes disent ? C’est évident, grâce à la communication, vous évoluerez rapidement dans votre travail.
Notes consultation « Médium numéro neuf » :
– Je ressens clairement que vous êtes promis à un avenir financier et amoureux de tout premier ordre, vous avez de la chance !
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Franck sortit de son énième rendez-vous avec un voyant, et regarda tout en marchant dans la rue le carnet dans lequel il avait mis toutes ses notes. « Bon, celui-ci était le seizième, et je pense le dernier. » Il nota les phrases qu’il entendait sur ses écouteurs : comme à chaque fois, il avait enregistré toute la conversation sur son téléphone portable, et se la repassait après-coup. Tout d’abord, il avait tenu à prévenir à chaque fois le médium de ce fait avant de venir, mais il avait vite abandonné : seuls la première voyante et trois autres médiums avaient accepté. Alors à présent il le faisait en cachette. « C’est pour le bien de la science ! Et puis pour ceux-là je leur paie leur consultations, j’ai bien le droit à une compensation un minimum tangible ! » s’était-il dit pour se donner bonne conscience.
Il marchait toujours en remontant l’avenue Jean-Médecin jusqu’à son appartement. Il entourait à présent les phrases clés du carnet en leur allouant à chacune un numéro : 1, 2, 3 ou 4. Il réfléchit le nez dans ses notes en fronçant les sourcils, et ne regarda pas devant lui…
– Hé ! Vous ne pouvez pas regarder devant vous ? se plaignit un passant qu’il venait de bousculer.
– Excusez-moi Monsieur, j’ai dû vous faire mal. Vous devez être vraiment en colère. J’admire votre maîtrise de vous-même dans ces circonstances, répondit immédiatement Franck tout en ramassant l’attaché case de l’homme.
– Hum, c’est bon, mais faites attention d’accord ? dit l’homme en époussetant l’attaché case.
« Et dire que j’ai sorti ça tout seul, sans même y penser » s’étonna Franck en regardant le passant s’éloigner. « Ça doit être à force de rendre visite à tous ces extralucides aux paroles mielleuses. . . Bon, reprenons. »
Il se remit un marcher d’un pas rapide.
– Humm, alors ça avec… ça, peut-être, marmonna lentement et tout haut Franck en regardant chaque page de son carnet avec attention. « Vise toujours la lune… » commença-t-il par se dire. Puis, au bout d’une petite minute, il s’arrêta net (et manqua de bousculer une autre passante qui l’évita de justesse). Il afficha un grand sourire de satisfaction :
– Ça y est j’ai trouvé ! C’est tellement simple et élégant… une véritable équation ! dit-il d’une voix emplie de satisfaction, le regard levé enfin droit devant lui.
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Journaliste (avec un sourire complice) : Il paraîtrait que derrière cette façade d’homme de raison se cache un être sensible et affectueux.
Franck Roid (les yeux écarquillés) : Vous parlez d’un animal de compagnie en disant sensible et affectueux là non ? Bon, c’est vrai, je pense que mes émotions m’ont toujours pris de court, pour le meilleur et pour le pire. D’ailleurs, je crois qu’il s’agit d’un trait commun à beaucoup plus de monde qu’on ne le pense.
Journaliste : Ah bon ?
Franck Roid (songeur) : Oui, la raison sert plus généralement à justifier ce que l’on a déjà décidé de faire « dans ses tripes », si vous me passez l’expression. Et l’on peut même dire que j’ai moi-même mis au point un fabuleux système de justification !
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Franck se trouvait dans la file d’attente d’un cinéma situé dans l’avenue Jean-Médecin. Et parfois, le hasard nous réserve des surprises dans les endroits le plus inattendus… Il était venu à la séance de 21 heures pour voir un film d’angoisse japonais intitulé en occident Dark Lake. Un titre peu original certes, mais Franck était particulièrement fasciné par le fantastique, surtout japonais qui donnait un nouveau souffle au genre, et il adorait ce genre de film où le cauchemar luttait avec la réalité. « L’inquiétante étrangeté, le concept de ce cher Sigmund Freud, c’est ça qui doit vraiment me fasciner » pensait-t-il.
Et lorsque le hasard produit des évènements réellement magiques, il faut savoir les cueillir au bon moment. La fille était apparemment d’origine asiatique (« mais pas japonaise, ni chinoise… ou thaïlandaise… non, plus probablement vietnamienne »). Elle avait dans la vingtaine d’années, de magnifiques yeux bridés, et une longue chevelure très sombre et raide. Elle avait surtout un très joli visage aux traits fins, aux pommettes légèrement saillantes et à la peau couleur pêche. « Elle est d’une beauté affolante, un vrai tourment pour les yeux… » se dit-il en sentant son cœur se serrer dans sa poitrine.Elle était de taille moyenne, le corps mince, et semblait déborder d’énergie : elle regardait tout ce qui l’entourait avec une profonde curiosité, cela se voyait au premier coup d’œil. Elle paya deux billets (« alors qu’elle semble être seule ? ») pour un film qui portait un nom qui annonçait la couleur : un film à l’eau de rose, apparemment fait par un réalisateur français en plus (« C’est le pompon… une torture qui aurait de quoi m’achever pour trois semaines »). Elle remercia l’homme du guichet qui lui indiqua la salle, et qui lui souhaita un bon film. Elle était incontestablement arrivée en France il y a peu d’années : elle parlait la langue française de façon tout à fait honorable, mais hésitait tout de même sur certains mots.
Franck arrivait presque juste derrière au guichet, hésita presque une micro-seconde à changer ses plans de film pour se retrouver dans la même salle que cette créature surnaturelle (mais une micro-seconde seulement : un film à l’eau de rose, et français…) Puis les paroles de la raison sortirent de sa bouche : « Une place pour Dark Lake s’il vous plait ».
Par chance, il se retrouva juste derrière elle dans la file d’attente d’entrée aux salles, car elle semblait attendre quelqu’un. « Bon Franck, réveille-toi, parce que c’est seulement une fille. Une fille qui est juste… juste superbe, elle est tout bonnement superbe » se répétait-il exaspéré par sa fixation, les yeux littéralement rivés sur elle.
« Bon, si j’attends plus de quelques secondes, je n’oserais jamais l’aborder » se sermonna-t-il en sentant son cœur qui battait à tout rompre.
« Agis : phase une. » Il inspira à fond, et se lança :
– Pour les étudiants étrangers c’est toujours difficile de se faire à la langue française.
Elle se tourna pour le dévisager : elle avait un regard qui trahissait son étonnement, mais tellement magnifique…
« Phase deux. »
– Mon nom est Franck. Et j’ai été plutôt agréablement surpris : j’ai trouvé que tu parlais extraordinairement bien le français pour une étrangère !
– Merci, c’est… heu, gentil, répondit-elle très surprise par le sujet de cette courte conversation. Je suis arrivée du Vietnam il y a quatre ans pour faire des études en France, continua-t-elle au bout de quelques secondes. Je fais actuellement une école de commerce, je suis en dernière année, finit-elle en fronçant légèrement les sourcils.
– Ah ! je connais bien le Vietnam, j’ai une amie qui m’en a beaucoup parlé, dit immédiatement Franck pour ne pas lui laisser le temps de se poser trop de questions. Elle était dans le même situation que toi et elle me parlait souvent de la difficulté de s’acclimater à ce style de vie différent, et à parler correctement sans avoir honte de ses erreurs.
La fille cessait de froncer les sourcils. « Ouf, gagné » se dit Franck le cœur battant toujours les 140 coups/minute, mais néanmoins soulagé.
Elle reprit la parole après avoir scruté le regard de Franck pendant une dizaine de secondes :
– Ah oui, je m’appelle Ly. En fait, j’ai beaucoup de chance, je m’occupe d’une association qui accueille les nouveaux étudiants vietnamiens en France. On les aide à progresser en français, à trouver leurs repères et à avoir des contacts. Ça leur rend vraiment service et ils me remercient toujours pour mon aide, j’en suis vraiment fière ! dit-elle les yeux pétillants de vitalité. Surtout que je suis-moi-même passée par là…
– Tu as l’air d’être une personne curieuse et t’investir à fond dans tes projets ! Je trouve ça génial, c’est vraiment rare.
– Oui… c’est vrai, dit-elle avec hésitation et un joli sourire.
« Phase trois. »
– Une de mes proches connaissances a créé une entreprise de communication vraiment innovante, et il serait très intéressé par une collaboratrice pleine d’idées et de volonté. Tu peux toujours essayer de le contacter.
– Heu, eh bien, je ne sais pas trop si je serais la personne qu’il lui faudra…
« Phase quatre. »
– Avec ta formation de commerciale, ton expérience du milieu associatif, et ton ouverture d’esprit, je suis sûr qu’il sera intéressé. Je te l’ai dis, je le connais bien, et il cherche des gens qui sont capables et ont la volonté de changer les choses. En plus, ça pourra te donner une expérience professionnelle inespérée. Je te donne son numéro de téléphone et l’adresse de son site internet, tu pourras mieux connaître sa vision des choses… Attends, je te le note. . . Voilà, tiens.
– Merci, fit-elle en baissant les yeux vers le papier.
« Elle le lit avant de le glisser dans sa poche, c’est que ça l’intéresse au moins un minimum » pensa-t-il. « Il faut que je la laisse tranquille à présent, elle doit attendre quelqu’un. Et il faut ne jamais s’attarder trop longtemps… »
– Ravi de t’avoir parlé Ly, et bon film ! Même s’il est français… finit-il visiblement compatissant.
Sur ce, il s’éloigna d’un pas assuré, fier d’une audace qu’il n’aurait jamais eu auparavant, vers la salle où était joué Dark Lake. Dans son euphorie, il se souvint de ces paroles qui lui tenaient tant à cœur : « Vise toujours la lune. Même si tu la manques, tu atterriras parmi les étoiles… »
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Journaliste : Que pouvez-vous nous dire sur le fameux « cold reading » que vous semblez tant connaître ?
Franck Roid : Le cold reading consiste à lire dans les pensées des gens. Rien que ça ! On appelle ça en France la « lecture à froid ».
Journaliste : Pourquoi dit-on « à froid » ?
Franck Roid : « A froid » car la personne qui « lit » dans les pensée n’a pas d’informations sur l’autre personne, du moins pas qu’elle n’apporte elle-même (expressions, habits, posture, phrases anodines…) La lecture « A chaud » par contre consiste à révéler des informations que l’on a activement recherchées avant la rencontre. C’est de l’espionnage. Alors que la lecture à froid, c’est connaître les gens en général. C’est de la « divination ». C’est plus utile, car plus universel…
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– Votre dépliant d’information doit seulement être légèrement remanié, et son impact sera certainement démultiplié. Regardez, par exemple, ici l’accroche doit véritablement interpeller le futur client. Il doit se dire « mais oui ça me concerne, c’est tout à fait mon problème, comment savez-vous cela ? » Mais ce n’est pas vraiment l’essentiel, ce dépliant sert seulement d’entrée en matière et évite les confusions. Comme vous fonctionnez grâce au marketing de réseau, il faut avoir un document clair et pertinent. Il sera donné par l’un de vos clients, satisfaits par vos prestations, à l’une de ses connaissances. En fait, ce mécanisme facilitera le bouche-à-oreille. Après cela, c’est le contact avec vos conseillers financiers qu’il faut étudier. Ce contact se sera fait par bouche-à-oreille, mais il doit avant tout être professionnel, et surtout, réellement intéressant pour le futur investisseur.
– Je vois, répondit le chef d’entreprise le regard fixé sur Franck. Mais je vous avoue qu’il y a quelque chose qui me dérange un peu. Ne le prenez pas mal mais vous n’êtes pas très vieux. Il faut de l’expérience dans ce genre de domaine, ajouta-t-il avec la voix empreinte de scepticisme.
– Voilà comment nous procéderons, dit Franck pas le moins du monde affecté par cette remarque pleine de sous-entendus. Vous êtes à la tête d’un formidable réseau de conseillers financiers répartis dans toute la France et en Allemagne. Votre croissance est impressionnante, mais doit continuer sur sa lancée, surtout face à de nombreux et jeunes concurrents. Mon entreprise, ROID-COM, va former les différents conseillers de votre réseau, par petits groupes et en utilisant votre système de formation interne, formation à distance comprise. Le payement sera après résultats pour chaque groupe. Je n’ai pas grand-chose à perdre à part un peu de mon temps, et vous, vous ne dépenserez rien qui ne sera pas utile et donc investi dans le succès et la croissance de votre entreprise. En parallèle à cela, je m’occuperai de votre documentation papier et de votre image sur Internet. Après des recherches par mots clés, le futur client doit voir un site et une phrase qui l’accroche en une seconde, on ne peut pas se permettre plus de temps d’attention. Là également, vous payerez après résultats. Voici le contrat que j’utilise, vous pourrez les feuilleter pendant les prochains jours et voir que les conditions de payement sont spécifiées « après résultats, jugés satisfaisant par le seul client signataire du présent contrat ». Je me repose donc sur votre honnêteté, ce qui nous permettra de poursuivre notre fructueuse collaboration dans le futur. Et avant de vous laisser, je tiens à vous laisser les listes des clients avec qui j’ai travaillé : ils y sont tous. Et ils ont tous accepté d’être contacté pour vous donner leur avis sur mes compétences. Vous avez leur mail ainsi que leur ligne téléphonique directe. Tenez. . . Voilà, je dois malheureusement vous laisser à présent. Vous avez éventuellement quelques questions ?
– Hum, non… Malgré votre âge, j’avoue… que je suis assez impressionné, finit par dire l’homme, le regard alternant de la liste au contrat que lui avait tendu Franck.
– Et vous m’auriez connu quand j’étais jeune ! finit Franck en souriant et lui serrant la main.
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Franck descendait les rues de Nice en direction de la mer, en compagnie d’un ami d’enfance qui se nommait Antoine. Il faisait beau, et Franck vit avec stupéfaction l’incroyable monde qui était présent sur la place Masséna. Antoine ressemblait un peu à Franck physiquement, mais il était légèrement plus grand, les cheveux châtains et surtout, les yeux plus clairs.
– Je t’ai demandé de venir pour que tu travailles sur un projet avec moi, comme je te l’ai dit par téléphone, lui expliqua Franck. Il faudrait aussi que tu contactes tes amis de la fac de droit, car on aura besoin de vraies pointures en droit des affaires et en droit des associations, c’est possible ça ou pas ?
– Hum, oui je pense… lui répondit Antoine un peu étonné. Mais ça a un rapport avec ta fameuse découverte, ta méthode ou je n’ai pas trop compris quoi…
Franck le regarda droit dans les yeux :
– Oui c’est bien ça. Mais tu comprendras tout dans peu de temps. Et la méthode en question, je l’utilise dans des domaines étonnants. Je t’expliquerai comment ça marche, c’est assez enfantin quand on y pense. A présent, je dois préparer le niveau supérieur, et j’ai besoin de m’entourer de gens compétents… Antoine je te flatte là, alors réagis s’il te plait… finit-il en riant.
– Attends, je pense à un truc. Tu devrais utiliser ta méthodes bizarre sur la gent féminine, ça marcherai du tonnerre j’en suis sûr, s’exclama Antoine enthousiaste et affichant un large sourire à l’attention des passantes qu’il croisait.
– Tsssss, Antoine, je penserais volontiers que tu es un peu disons… superficiel. Mais bon, je n’ai rien à dire et je t’avoue ma faute : j’y ai aussi songé. Et essayé ! ajouta Franck avec un sourire coupable. Pendant trois semaines, j’étais dans les pubs du vieux Nice tous les soirs, à essayer cette méthode sur les filles qui avait l’air les plus fermées. Mais j’ai mon verdict : efficacité impressionnante !
Puis Franck se tut… Il était à présent perdu dans ses pensées, l’air rêveur. Il regardait avec curiosité les vieilles bâtisses colorées et légèrement déformées du vieux Nice.
– Antoine, il me faut du solide pour ROID-COM, et sur le long terme. Je m’associe avec toi mais j’ai pensé à un triumvirat…
– Un triumvirat à la tête de ton entreprise, tu rigoles ? Je ne sais pas si tu te souviens de nos cours d’histoire, mais à Rome cela ne leur réussissait pas trop le trio dirigeant… Il y en a toujours un pour évincer les autres, et quelque chose me dit que ce sera toi qui le fera, ajouta-t-il tout sourire.
– Ah, ne t’inquiète pas je reste à la tête de l’entreprise, comme ça je n’ai pas besoin d’éliminer qui que ce soit ! Mais je me connais bien, et mes décisions seront trop influencées par ma folie des grandeurs, pour le meilleur et pour le pire. J’ai besoin de deux personnes pour m’entourer et me conseiller. Car dans un duo il y a conflit entre deux pôles, alors qu’à trois il y a équilibre dissymétrique… Je sais j’ai inventé le terme et ça ne veux rien dire, mais tu me comprends, cesse d’écarquiller les yeux comme ça ! Tu seras l’un de ce trio, et l’autre sera… Hé oh, Antoine, tu ne m’écoutes pas ? Bon, tu t’en fous c’est ça ?
– Vois un peu ce que j’ai repéré là-bas devant l’église, l’interrompit Antoine en regardant droit devant lui, l’air pratiquement éberlué. Un vrai ange tombé du ciel, et il, enfin elle, est tout simplement… tout bonnement… magnifique ! Jette un œil Franck : ce regard… Hé, elle nous observe le sourire aux lèvres, je crois bien que je lui ai tapé dans l’œil ! Et sans ta méthode alambiquée ! finit-il en donnant un coup de coude à Franck.
La fille leva la main pour leur adresser un signe, et Franck lui répondit en la saluant à son tour. Antoine fronça alors les sourcils et sembla interroger Franck du regard.
Celui-ci répondit à son attente :
– Antoine rappelle-moi, je t’ai déjà parlé de Ly ?
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Journaliste : Vous aimez enseigner ce que vous savez n’est-ce-pas ? C’est votre entourage qui m’a confié cet aspect de vous.
Franck Roid (regardant sur le côté, comme pour réfléchir) : C’est vrai, j’adore apprendre moi-même, mais également apprendre aux autres. Je… Oui, je pense que si je fais cela, c’est pour moi surtout.
Journaliste : Pour vous ? Pourquoi dites-vous cela ?
Franck Roid : A mes yeux, rien n’est aussi précieux que le savoir. Il y en a qui sont fiers de leur voiture, de leur maison, de leur femme ou de leur mari… Moi je suis fier de ce que j’ai appris et compris, et je veux le montrer. Comme on le ferait pour une belle musique que personne ne connaitrait… pour que les gens apprécient ce que j’ai, je dois leur faire goûter à cette connaissance…
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– Tu dois interpeler, attirer l’attention, voire déstabiliser… C’est l’objectif de la première phase Ly, la plus capitale, celle que j’appelle le lien.
Franck l’aidait à faire la cuisine, chez elle. Il coupait (mal) les pommes de terres, avec une extrême concentration pour ne pas trop faire n’importe quoi, puis s’arrêtait pour parler (car comme il l’avouait lui-même sans en rougir, il est incapable de faire deux choses en même temps). Ly s’occupait de faire cuire un plat original : une sorte de mélange entre la cuisine vietnamienne et un plat français.
– Le lien ? Pourquoi le lien? demanda-t-elle aussitôt à Franck.
Ce dernier se gratta la tête avec le dos de la main, tout en levant les yeux vers le ciel, comme en quête d’un souvenir :
– Eh bien, tout me paraissait évident lorsque j’ai trouvé le terme mais là. . . Ah oui, ça me rappelait le lien qu’il y a entre des personnes qui passent par les mêmes épreuves dans la vie. « Ensemble dans l’adversité » comme on dit… Ce qui m’amène à cette première constatation importante : parle d’un problème ou d’un défi qui touche quelqu’un, qui le préoccupe certainement, quotidiennement si possible.
Après un court silence, Franck poursuivit son explication :
– Alors dis-moi, que fait-on lors de la phase une ?
– Tu viens de le dire : parler d’un problème ou d’un défi qui est important aux yeux d’une personne. Tu sais, je n’ai pas la mémoire d’un poisson rouge Franck…
– Ly, je te l’ai expliqué en commençant, le but de cet apprentissage n’est pas seulement de découvrir, mais aussi et surtout d’apprendre sur le long terme. En me ré-expliquant avec tes propres mots ce que je t’ai dit, tu t’appropries cette connaissance. Et tu t’en souviendras plus facilement par la suite tu verras. Bon, je poursuis mon enseignement jeune apprentie, ajouta-t-il avec une voix qu’il voulait de « vieux sage oriental ».
– Tu es ridicule Franck, dit-elle en riant. Arrête tes pitreries, c’est une voix de débile que tu imites là. Ah non, c’est la tienne c’est vrai !
Franck la fusilla du regard, puis pouffa de rire :
– BREF, je poursuis. A quoi sert cette première phase ?
– Hum, à interpeler la personne, l’intriguer.
– Exactement. Elle sert à stimuler la curiosité de la personne, lui permettre d’oublier tout le reste et de se concentrer sur toi et ce que tu dis. Ensuite, si la réaction de la personne te semble intéressante, tu passes à la phase 2, le plus tôt possible. Si la réaction n’est pas bonne après la phase 1, c’est que ça coince. Et comme en bricolage, quand ça coince on ne force pas, sinon on casse tout. On repart en arrière et on refait les premières étapes correctement. Car si la personne ne réagit pas, c’est que tu n’as pas trouvé le bon lien. Trouve alors un sujet connexe, cela peut marcher. C’est une question d’entraînement de toute façon.
– Connexe ?
– Oui, qui a un rapport avec ce que tu disais, pour ne pas perdre la face et montrer que tu faisais une sorte d’entrée en matière… Tu t’échauffais ! Alors maintenant tu recommences avec un sujet connexe, en essayant cette fois-ci d’être plus pertinente, de mettre dans le mille. On peut se permettre de perdre quelques points avec cette méthode mais il faut se rattraper immédiatement, et ne pas tâtonner trop longtemps…
Franck se leva de la petite chaise de cuisine pour se tenir à côté d’elle (en réalité il en avait marre d’éplucher les patates, mais Ly avait vu clair dans son jeu et fronça durement des sourcils à son attention). « Ça c’est un regard tueur ou je ne m’y connais pas… » Il poursuivit, pas le moins du monde perturbé :
– On va imaginer que je suis Franck, avec les caractéristiques de Franck (je sais ça va être difficile, ajouta-t-il alors que Ly lui faisait la grimace en haussant les épaules). Trouve un lien qui s’applique à moi…
Ly fronça tout d’abord les sourcils tout en se frottant le menton. Soudain son visage s’éclaira, et elle s’apprêta à ouvrir la bouche quand Franck leva la main pour l’arrêter aussitôt :
– Et ne me sors surtout pas « C’est dur la vie quand on ne fait que des blagues moisies », tu me l’as déjà sortie mille fois ta petite rengaine…
Ly rit aux éclat tout en lâchant la spatules en bois dans la casserole :
– Tu m’as enlevé les mots de la bouche ! Bon attends je vais réfléchir. . . Ah voilà : « C’est difficile de communiquer avec les autres n’est-ce-pas ? »
– Hé mais c’est pas mal du tout Ly ! s’exclama Franck visiblement enchanté. Tu as compris le truc. Mais de toute façon, tout sera plus facile quand tu connaitras bien les 3 autres phases, car tu sauras où tu veux en venir. Donc, maintenant nous passons à la deuxième phase, que j’appelle la source. Elle sert à motiver la personne en lui parlant de ses qualités. Ces qualités doivent être jugées réelles par la personne, et peu de monde doit mettre le doigt dessus (sinon cela devient une banalité, pas une révélation…) Maintenant, passons à la pratique : tu vas trouver une phrase qui serait dite en phase 2 (oui je sais Ly, « phrase, phase », mais ne rigole pas comme ça, je les prononce au bon moment et CORRECTEMENT), oui donc tu vas trouver une phrase qui serait dite en phase 2, et il faut que se soit en rapport avec ton accroche de la phase 1.
Ly lui fit les yeux ronds de façon exagérée :
– Hein ??? Je n’ai pas trop compris ce que tu veux là…
– Bon, alors, répète-moi ta phase 1 de tout à l’heure.
– Heu, c’était il y a trop longtemps, j’ai oublié dit-elle avec un sourire coquin.
– Ly arrête tes co…
– D’accord, d’accord, c’était très exactement : « C’est difficile de communiquer avec les autres n’est-ce-pas ? »
– Donc j’écarquille les yeux de stupéfaction, ou tout autre grimace révélatrice de mon étonnement et de mon intérêt, et ensuite tu enchaines avec la phase 2 (une remarque sur ma « personnalité », peu banale, et en rapport avec la « communication »). Allez, à toi, c’est parti.
Ly réfléchit quelques instants, puis répondit, l’air fière de sa trouvaille :
– « Tu sembles être passionné par les autres, et être vraiment ouvert à ce qu’ils ressentent ».
Franck sourit, l’air tout de même un peu gêné :
– Tu as mis dans le mille, et je suis flatté Ly ! Tu as donc compris comment on procède. Et c’est vrai, tu me connais déjà un peu, mais crois-le ou non, tu aurais sorti les mêmes paroles à une autre personne ça aurait très certainement marché. Les compliments sur la « personnalité » sont générales et presque toujours bien acceptées si elles ne sont pas banales ou trop grossières (c’est à dire manifestement fausses). Tu remarqueras que la phase 2 fait office de récompense (ou de renforcement en langage plus scientifique) au comportement qui consiste à t’écouter. Retiens qu’un renforcement, c’est en quelque sorte un moyen de donner l’impression à la personne visée qu’elle progresse vers un objectif intéressant, et qu’elle apprend. La personne doit être aussi préparée à agir de manière constructive face au « défi » que l’on a évoqué en phase 1. Donc, pour résumer, comment on passe la phase 2 et à quoi sert-elle ?
– Je dois motiver la personne en lui parlant d’une de ses qualités, qui ne soit pas trop évidente. Et cette action renforce le comportement d’écoute de la personne, et la prépare à agir de façon constructive devant le défi.
Franck était radieux :
– Ly tu es la meilleure ! Tu peux passer à la phase 3. Note que les phases 1 et 2 sont centrées uniquement sur la personne à qui tu t’adresses. A partir de la phase 3, que j’appelle la stratégie, tu interviens plus directement. Tu dois dire de manière courte et compréhensible comment le problème ou le défi peut être surmonté. Tes paroles doivent être intrigantes. Et évidemment, là, tu auras intérêt à avoir des compétences et des idées, sinon…
Ly le coupa :
– « Il existe une méthode très efficace, en 4 phases graduelles, qui permet de communiquer facilement et intensément avec n’importe qui ! »
Franck la regarda fixement en simulant une moue vexée :
– Tu as piqué MON outil là ! Mais tu as parfaitement compris cette phase également. Quel est son but au fait ?
– Elle sert à suggérer une stratégie intrigante pour relever le défi, répondit-elle avec une voix de petite fille qui récite sa leçon tout en dodelinant de la tête.
– OK. Alors tu arrives à la dernière phase, la cerise sur le gâteau, et qui est à mon avis la plus facile. La phase 4 se nomme la vision, et elle consiste à donner une image extrêmement flatteuse du futur dans lequel le défi sera relevé. A nouveau, tous tes mots doivent provoquer un écho particulier chez la personne visée. Et là encore, cette dernière phase sert de renforcement. La personne se souviendra plus facilement de toi et de ce que tu as dit. Vas-y, fais-moi une peinture colorée et marquante de mon futur…
– Alors, hummm. . . commença-t-elle. Ah, ça y est, écoute voir : « Franck, vous communiquerez vos idées sans restriction, vous changerez vraiment la vie des gens à qui vous parlerez. Ils auront confiance en eux, auront foi en l’avenir, et construiront un monde meilleur. Leurs yeux brilleront d’un éclat qu’ils n’auront jamais eu auparavant, et ceci grâce à vous ! » . . . Ah oui, et ça fait office de renforcement, je te le dis car tu vas me le demander, finit-elle en tapotant sur le nez de Franck avec son index à chacun des derniers mots qu’elle prononçait.
Il la regarda avec une certaine stupéfaction, resta silencieux pendant une bonne dizaine de secondes. Puis il demanda avec curiosité :
– Mais, le coup des yeux qui brillent d’excitation ou je ne sais quoi, tu l’as sorti comme ça ?
– Non, je l’ai sorti de tes paroles… C’est toi qui prononce cette phrase, assez souvent d’ailleurs… sans t’en apercevoir n’est-ce-pas ? dit-elle d’une voix malicieuse.
« Elle est si fascinante, et tellement attentive à ce qui l’entoure » songea Franck en plongeant ses yeux dans ceux de la belle vietnamienne. Il sourit tout en cherchant quelque chose dans la poche arrière de son pantalon. Il en sorti un morceau de papier plié, arraché au carnet de note qu’il avait lorsqu’il rendait visite aux différents médiums.
– Regarde Ly, dit-il en dépliant le papier griffonné. Ce sont mes dernières notes. Il y a quatre phrases inscrites, celles qui m’ont permis de créer tout ce que je fais. Lis-les et dis-moi ce que tu remarques…
Ly observa avec attention la feuille de papier. Elle montra du doigt la première phrase :
– Celle-ci… ça ressemble à ta phase 1. Et celle-là c’est la phase 2, là, la phase 3 et là, la phase 4. C’est à partir de ces notes que tu as inventé ton système ?
– Oui Ly. Sans le savoir, les médiums utilisent une partie de cette méthode. C’est ce que l’on appelle le Cold Reading… Méthode que tu vas pouvoirappliquer dans tous les aspects de ta vie, lorsque tu auras affaire à des êtres humains…
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Journaliste : Une question difficile : pourquoi avez-vous accompli tout ce que vous avez fait jusqu’à aujourd’hui ?
Franck Roid : La réponse n’est pas vraiment pourquoi, mais POUR QUI.
Journaliste : Dites-moi.
Franck Roid (l’air grave) : Une personne qui était dans la lumière, l’autre personne qui était dans l’ombre. Et moi, j’étais déchiré entre les deux…
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9
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La location d’un étage entier dans cet immeuble fut pour Franck le signe de départ. Un projet qui lui trottait dans la tête depuis plusieurs années devrait maintenant se concrétiser. C’était tellement… nécessaire.
A présent, Franck avait entrepris de faire visiter à Ly les nouveaux locaux de ROID-COM :
– Dans cette pièce-ci nous mettrons le secrétariat, il ne comptera pour l’instant que quatre personnes, triées sur le volet. D’ailleurs j’y pense Ly, il faudra que tu les recrutes toi-même, dit-il en lui accordant un petit sourire complice. Ces personnes doivent être parfaites au téléphone et à l’écrit, donc tu sais comment les tester…
– Euh, tu es bien gentil mais je n’aurai pas vraiment le temps, je ne suis qu’à mi-temps dans ta boîte ne l’oublie pas ! A moins bien-sûr que tu ne me donnes que ça à faire, dans ce cas là… répondit-elle avec une petite mine de défi.
– Oh non, tu n’auras pas que ça à faire, désolé pour tes beaux rêves de planque Ly ! Tu devras tout de suite t’occuper des associations situées dans la région, tu le sais. Bon, arrête de faire cette moue, on dirait que tu boudes comme une enfant, dit-il en riant. Allez, viens je te montre les autres pièces.
Ils entrèrent dans une pièce immense, la plus grande de l’étage, avec une large fenêtre située plein sud. Il n’y avait aucun meuble car le déménagement n’avait pas encore été fait. Seuls un canapé long de trois mètres trônant dans le couloir d’entrée de l’étage et un carton plein de coussins avaient déjà été amenés. Franck montra de la main droite l’ensemble de l’espace vide.
– Ce bureau, c’est le tien, annonça-t-il triomphalement, se retournant pour observer la réaction de Ly.
Elle regarda longtemps la pièce de long en large. Tout était assez moderne, comme le reste de l’immeuble qui avait été refait à neuf récemment. Par la fenêtre on voyait les nombreux passants et voitures, minuscules, car eux-deux se trouvaient au cinquième étage. Le soleil de fin d’après-midi faisait encore briller la mer de la Promenade des Anglais, les palmiers oscillants légèrement grâce au vent du large. « La vue est magnifique » se dit-elle. Le plafond était haut, ce qui donnait vraiment l’impression de respirer, même s’il allait falloir chauffer tout cela l’hiver… « Mais en imaginant tout cela meublé, ça pourra être très coquet ».
– Tout cela pour moi ? Bon alors je travaillerai dans de bonnes conditions, ça me remonte un peu le moral…
– Et tu travailleras dans le même bureau que le patron, tu as vu la chance que tu as ?
– Dans le même bureau que toi ? L’horreur, alors là mon moral viens de baisser de cent points, sur une échelle de dix. Et dire que la vue était magnifique ! Non mais tu imagines le cauchemar chaque jour ? Je te connais, tu m’interrompras toutes les deux minutes pour me sortir je ne sais quelle idée géniale à laquelle tu viens de penser, pendant que moi je bosserai sérieusement, ou tu me diras tout le temps que tu as faim ou quelque chose du genre, finit-elle en se tordant de rire.
Il la prit dans ses bras en la soulevant, « Alors là, tu vas le regretter » dit-il joueur et l’emmena, pendant qu’elle se débattait légèrement, sur le seul endroit possible : le canapé du couloir. Il la lança délicatement dessus puis la recouvrit de tous les coussins qui lui tombaient sous la main, le carton d’à-côté ne contenant que ça.
– Quoi ! s’étonna-t-il un fois tous les coussins lancés, il n’y en avait que seize ! Moi et mes restrictions de budget…
– QUE SEIZE ! On peut se demander à quoi ils vont servir ! Il n’y a qu’un seul endroit pour s’assoir dans ta salle, pardon, ton COULOIR d’attente, et à moins que tu veuilles que ce soient les coussins qui se reposent sur ton canapé je ne vois pas où tu peux… aïe laisse-moi, non laisse-moi rit-elle en s’échappant.
Deux minutes après, Franck s’assit à son tour sur le canapé et parut vouloir profiter de cet instant d’insouciance, de bonheur simple. « Si seulement tout pouvait rester comme cet instant, figé dans le temps ! Mais je vais devoir rapidement passer à la prochaine phase si je veux sortir de tout ceci… Serais-je donc prisonnier de mes ambitions ? » se tortura-t-il.
Il retrouva son regard profond et son visage concentré. Elle s’en aperçue immédiatement. « Le changement est tellement rapide, tellement radical » s’étonna-t-elle intérieurement.
– Ly, demanda-t-il d’une voix grave après plusieurs secondes, tu sais si Antoine a retrouvé ce que je cherchais ?
– Oui je crois, il m’a appelée ce matin pendant que tu étais en rendez-vous. Il m’a juste dit : « Transmet le message à Franck, j’ai retrouvé l’ombre ». D’ailleurs, vous en avez beaucoup des noms de code comme ça entre vous ? Parce que moi je ne fais plus ça depuis la maternelle, alors toi je veux bien… mais Antoine… Il est censé être un avocat sérieux à présent non ? dit-elle l’air taquin.
Elle vit que Franck ne souriait que très légèrement. Il était pensif, et inquiet de ce qui allait se passer.
– Franck, qu’est-ce-qui se passe ? murmura-t-elle.
– Viens.
Il l’emmena dans la grande pièce, leur futur bureau. Il se mit derrière elle et la prit dans ses bras devant la grande fenêtre, la serrant contre lui, pendant qu’ils regardaient tous deux la mer et les scintillements orangés qu’y déposait le soleil couchant.
Il attendit une bonne minute, comme s’il ne voulait pas la gâcher. Puis il annonça d’une voix profonde et triste :
– Ly, tu dois savoir… Il y a quelqu’un que je dois mettre à mort.
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Journaliste : Il paraîtrait que vous ayez un côté sombre. Est-ce vrai ?
Franck Roid (regardant droit dans les yeux) : Oui, c’est vrai… Vous savez c’est un côté de nous que l’on voit et accepte difficilement. Peut être est-ce aussi pour ça que l’on parle de côté « sombre » ou « obscur ». Cet aspect m’a permis de voir ce qu’était l’être humain.
Journaliste : Vous êtes allé dans les profondeurs de l’âme ? Racontez-moi.
Franck Roid : Une fois que l’on se regarde en face, il n’y a qu’un moyen dompter ce que j’appelle « le dragon » : il vole de façon agitée et avec force, et il faut le mener vers une direction précise et mûrement réfléchie. On a pas le choix : il faut faire avec la lumière ET les ténèbres en même temps.
Et quand on détruit, il faut reconstruire quelque chose de mieux à la place…
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